L’œuvre de Leiji Matsumoto est une magnifique chambre d’écho. Une cathédrale dans laquelle les sons rebondissent, se prolongent et nous reviennent. Une machine à voyager dans le temps, pleine d’images nouvelles et pourtant familières. Ce livre-ci s’ouvre sur une question de sons.

« Un silence glacial s’était soudainement installé sur le monde », nous apprend un texte en guise de préambule. Quand le vrombissement des moteurs cesse, c’est la fureur de vivre qui s’éteint, semble nous dire Leiji Matsumoto. Le bruit, c’est la vie.

Ainsi son V2 Panzer, rythmé par les explosions de véhicules et les déflagrations de coups de feu, se donne-t-il à lire comme un road-trip pétaradant et, donc, débordant de vie. Un shoot d’adrénaline sur un corps spatial à l’agonie.

Motos, explosions et curiosités mécaniques sont au cœur de V2 Panzer

 

Paru dans les pages de Young King en 1987, soit une dizaine d’années après la folle période d’ébullition durant laquelle Leiji Matsumoto entame coup sur coup Capitaine Albator, Queen Emeraldas et Galaxy Express 999, ce V2 Panzer troque les confins noirs de l’espace pour un road-trip sur une petite planète aride.

Dans ce désert qui s’étend à perte de vue, il retrouve les habits du western qu’il a explorés plus sauvagement dans Gun Frontier et pioche ouvertement dans le cinéma d’action. Difficile, en effet, de ne pas voir dans cette histoire de course où tous les coups sont permis l’empreinte de deux longs métrages chromés sortis quelques années auparavant : Death Race 2000 (Paul Bartel, 1975) et Mad Max (George Miller, 1979). L’odyssée de l’héroïne de V2 Panzer, cet impossible rallye censé cheminer jusqu’au Q.G. du tyran local, offre à Leiji Matsumoto le cadre idéal pour un dessinateur obsédé par la mécanique de précision. À chaque chapitre son défi et sa nouvelle déferlante d’images.

Qu’il s’agisse de bolides vintage à deux ou quatre roues, de camions, de zeppelins ou d’avions de chasse ramenés à la vie, on sent dans le dessin de Matsumoto une forme de jouissance dans la représentation scrupuleuse de ces bijoux de modernité devenus obsolètes, abandonnés aux brûlures du sable et à la corrosion.

 

Le sommaire d’un Young King de 1987, contenant un chapitre de V2 Panzer

 

À l’approche de la cinquantaine, l’auteur offre alors un splendide condensé de son amour pour ces « créatures mécaniques » qui le fascinent depuis l’enfance et qu’il n’a cessé de représenter dans ses récits spatiaux comme dans ses chroniques de la Seconde Guerre mondiale (Hard Metal ou The Cockpit, inédits en français).

L’affaire prend même ici un tour étonnant lorsqu’il explore les relations entre chair et métal au point de tutoyer les questionnements développés par le cinéaste David Cronenberg, en attachant le sort de certains de ses personnages à celui d’une grosse cylindrée qui sert de trait d’union au récit.

La rebelle Serazard va trouver autant d’embûches que d’aide sur son chemin…

 

L’apparition, dès les premières pages, de ce cimetière de motos, vestige d’une guerre perdue dont ne subsistent plus que ces carcasses de métal englouties, dit toute la gourmandise plastique qui habite ce récit peuplé d’images saisissantes. Le sable s’y change en océan, fendu par de puissants cuirassés (esprit du Yamato, es-tu là ?), les véhicules semblent prêts à bondir hors des cases pour aller se télescoper contre le pauvre lecteur.

Plein de maîtrise, Matsumoto sait faire usage de l’incroyable potentiel pictural du désert, dont les lignes se courbent au gré des besoins de ces courses-poursuites endiablées, avant que cet espace hostile à la vie ne resurgisse dans toute sa majesté sous la forme d’une tempête pointilliste prête à avaler les personnages et le décor.

Paysages dévastés, cimetières mécaniques… le trait de Leiji Matsumoto est reconnaissable au premier coup d’œil

 

L’œuvre de Leiji Matsumoto est une magnifique chambre d’écho, disions-nous, où les sons mais aussi les images résonnent, et se renforcent les uns après les autres. Ainsi le livre est-il peuplé d’allitérations graphiques, qu’elles soient volontaires ou l’heureux résultat d’années d’expérience. Habitué à composer ses pages de dialogues en une succession de cases en forme de panneaux horizontaux, Matsumoto réduit parfois ses personnages à des détails quasi abstraits.

Le temps d’un gros plan, un homme se trouve résumé au cerclage du cadre de ses lunettes. Une courbe qui se rejoue dans la case du dessous dans la forme de l’habitacle du véhicule où échangent les deux personnages. Discret enchaînement de lignes pleines d’harmonie qu’on peut retrouver dans les courbures des décors. La nature même du récit met en branle l’affrontement entre deux allitérations en opposant une héroïne nommée Savior Serazard à un dictateur Zuera Zender. S contre Z.

Façon d’unir le destin de deux êtres liés par un rapport au corps absolument central – on n’en dira pas plus – jusque dans les plus infimes détails d’une bande dessinée.

Matsumoto réduit parfois ses personnages à des détails quasi abstraits, sans pour autant déconnecter le lecteur de son récit.

 

Comment taire enfin l’écho qui résonnera peut-être avec le plus de force dans l’esprit du lecteur : l’apparition de Sherlock, inconnu familier dont l’apparence et le nom en font un héritier direct d’Harlock (parfois retranscrit Herlock, ce qui ne laisse plus qu’une lettre d’écart), plus célèbre sous nos contrées sous le patronyme d’Albator. Un personnage dont les réverbérations traversent et unissent le Leijiverse, qu’il s’agisse du corsaire en personne ou de ses héritiers et aïeux.

 

Mais ce qui fait toute la saveur de l’œuvre de Matsumoto, c’est qu’au-delà de la déferlante d’images qu’offre ce théâtre de grosses cylindrées, la moto est ici le vaisseau d’une profonde mélancolie. Une douceur triste qui tranche avec la brutalité de ce monde plein de violence et de duplicité. V2 Panzer, récit d’action au nom guerrier, est hanté par un vague à l’âme, une sorte de spleen du survivant qui fait figure de fardeau intime hantant son trio d’aventuriers.

Ils doivent se presser, traverser le monde en vitesse, mais tous portent avec eux le souvenir de ceux qui sont tombés il y a longtemps ou de pauvres hères croisés sur la route. Témoignage d’une bonté fragile qui persiste et s’accroche même dans les environnements les plus hostiles. Chez Matsumoto, l’action est un humanisme.

Même seul, le héros voyage avec les fantômes de ceux qui n’ont pas eu la même chance que lui. Hier Harlock s’entretenait avec son vaisseau comme on parle à des disparus devant leur sépulture ; aujourd’hui Serazard sillonne le désert en compagnie d’un étrange duo qui ne se manifeste que la nuit tombée.

 

Le trio tente de s’extirper d’une situation difficile…

 

 

Le plus beau compliment que l’on puisse faire à V2 Panzer est peut-être de nous apparaître comme une réminiscence du voyage compassionnel de Galaxy Express 999, le plus grand chef-d’œuvre Leiji Matsumoto. Un récit dont chacune des étapes vient scander les maux qui rongent l’humanité, hier comme aujourd’hui. De l’individualisme effréné à la ruine écologique. Si l’œuvre de Matsumoto est pleine d’échos, c’est que ses livres sont liés par les mêmes angoisses.

« Quand j’avais un avion dans ma ligne de mire et que je devais tirer, me disait mon père, je pensais au pilote dans le cockpit et à sa famille, ses amis et à tous ceux qui l’attendaient après la guerre. Si cet homme mourait, c’étaient plusieurs dizaines de personnes qui pleureraient », expliquait l’auteur interrogé par le magazine ATOM à l’hiver 2017. Qu’il scrute les étoiles ou de lointaines planètes désertiques, l’auteur ne regarde au loin que pour mieux parler de nous, pour toucher à l’essentiel.

C’est que malgré son amour immodéré pour la mécanique et les signes ostentatoires de progrès, Leiji Matsumoto place sa foi en l’homme.

 

 

Texte par Marius Chapuis

Journaliste à Libération et ATOM